Par Heinz Schneider (texte) et Irene Schneider (photos)
Certaines idées nous viennent à l’esprit spontanément sans que l’on puisse plus vraiment dire après coup d’où elles viennent. Elles surgissent de nulle part, s’installent dans notre tête et ne nous quittent plus. Certaines naissent autour d’une table de bistrot, entre la quatrième et la cinquième tournée. La nôtre n’a même pas eu besoin d’un concept griffonné sur un sous-verre. Elle vient tout simplement d’une discussion sobre entre rédacteurs et d’un coup d’œil sur une très belle Coccinelle VW vieille de 68 ans qui devait être transférée d’Allemagne en Suisse pour être mise en vente sur le marché des voitures anciennes.
« Mais pourquoi diable un si beau véhicule devrait-il venir chez nous sur une remorque ? Et non pas sur ses quatre roues ? » Telle était la base de notre discussion. Mais la vielle dame serait-elle en mesure de parcourir les quelque 800 kilomètres qui séparent son domicile à Witten, dans la Ruhr, du siège de « carwing » à Surcuolm ? Peut-être même en une seule journée ? Et si oui, comment s’en sortirait-elle ?
Nous voulions le savoir. Un mercredi soir, nous avons pris un vol « Swiss » pour Düsseldorf et passé une nuit au Sheraton près de la piste d’atterrissage de l’aéroport. Tôt le jeudi matin, un taxi, bravant les embouteillages, nous a amenés à Witten en moins d’une heure. Et elle était là, fraîchement nettoyée, comme si elle savait qu’aujourd’hui, elle ne serait pas simplement déplacée, mais mise en scène. Avec une peinture couleur cognac vieilli, des chromes brillants comme le soleil du matin – et une immense dignité, propre à ceux et à celles qui ont su affronter des douzaines d’hivers malgré les routes salées. A cela s’ajoutent ses 34 chevaux, refroidis par air, prêts à nous faire revivre les vitesses d’antan. Et pour couronner le tout, deux phares ronds qui arborent un air fier et loyal et qui semblent dire : « 800 kilomètres. Bof ! Pour quelqu’un comme moi, ce n’est pas une distance, mais une excursion. »
13h00 : un coup d’œil sur le cockpit, qui ressemble à une capsule temporelle ! Allumage ! L’« Ovali » (ses adeptes l’ont baptisée ainsi en raison de la forme ovale de la lunette arrière, que l’on a vue pendant quatre ans jusqu’en 1957 et par laquelle le modèle est devenu une pièce d’histoire culturelle roulante) fait entendre son ronronnement caractéristique. Quant au levier de vitesses blanc, celui-ci invite davantage à la balade qu’à une course de vitesse. Il fait 32 degrés dehors, une chaleur étouffante règne à l’intérieur. Mais où est la climatisation ? Ridicule. On baisse les deux vitres, on incline les vitres triangulaires – et voilà, le bien-être mécanique est assuré. Sans ventilateur, sans gadgets, juste avec un courant d’air naturel.
Sur l’autoroute, on comprend immédiatement : quiconque roule dans l’« Ovali » ne se contente pas de voyager, il sort du temps. Les vitesses s’enclenchent par un double débrayage. La vitesse se stabilise à 90 km/h, aller plus vite serait une insulte à la mécanique. Il n’y a pas de jauge d’essence, mais cela permet de s’entraîner au calcul mental : après chaque plein, il faut ajouter 250 kilomètres, c’est plus précis que n’importe quel affichage numérique actuel.
En même temps, un phénomène étonnant se produit : ou que nous roulions, les cœurs s’ouvrent. Les gens klaxonnent, font signe, allument leurs feux de détresse, lèvent le pouce. Le conducteur d’une Twingo se met à rouler à 80 km/h à côté de nous et fait un signe de victoire, comme s’il venait de retrouver un vieil ami. Un chauffeur routier néerlandais gare son camion sur l’aire de repos, descend et raconte des anecdotes sur les Coccinelles de son père. Et lorsque nous voulons payer notre essence, le pompiste cherche rapidement quelqu’un pour le remplacer cinq minutes, car il veut faire un court métrage sur la « Ovali » à l’aide de son smartphone.
Vers 22 heures, devant l’hôtel Ochsen à Überlingen, un couple s’approche de nous. L’homme sort son téléphone portable, d’abord pour prendre une photo, puis pour nous montrer un reportage sur la Coccinelle dans un magazine automobile qu’il a conservé comme une relique. Pendant ce temps, Lukas Waldschütz, le directeur de l’hôtel, nous trouve une chambre, ce dont nous lui sommes très reconnaissants. Je suis presque sûr qu’il ne l’a pas fait uniquement pour nous, mais aussi pour l’« Ovali ». Il lui trouve même une place juste devant la porte.
Ceci-dit, nous ne sommes bien sur pas arrivés à Surcuolm le jour même. Après neuf heures de route, les os fatigués et les yeux surmenés par l’éclairage semblable à d’anciens candélabres, qui ne suffit plus pour la conduite nocturne en 2025, c’est fini pour nous.
Le vendredi matin, après un copieux petit-déjeuner, nous reprenons la route. Encore environ trois heures d’autoroute et de route départementale, encore quelques klaxons, quelques gens qui nous saluent au passage et nous regardent avec étonnement. L’Ovali bourdonne imperturbablement, comme si elle savait qu’elle était de nouveau sur son territoire. Et lorsque nous arrivons dans l’Oberland grison, peu avant midi, les quatre cylindres sous le capot semblent ronronner de bonheur – j’ai même l’impression d’entendre le rire satisfait d’une vielle routière qui sait qu’elle a fait ses preuves une fois de plus.